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Le dessin, la maternelle et la liberté
Cahier de dessin libre rempli chaque jour
Voici un article que j'ai promis à beaucoup de gens depuis bien longtemps.
En effet, on me demande assez souvent si on peut adapter à d'autres classes le travail que j'ai presque fini de mettre en ligne pour le cycle 2...
Or, on peut aisément utiliser cette progression pour des élèves plus âgés. J'ai reçu plusieurs témoignages d'enseignants de cycle 3 qui faisaient faire les activités proposées même en CM2 avec succès. Il faut dire que les élèves sont plus vieux mais qu'ils ont rarement eu beaucoup l'occasion de s'exercer, et qu'il suffit d'être un peu plus exigeants et de proposer des plages horaires un peu plus longues.
En revanche, je suis très réservée quant au fait d'adopter une progression quelle qu'elle soit en maternelle, du moins avant la grande section.
Truisme : un enfant de 3 ans, ce n’est pas un enfant de 7 ans…
début de Petite section
Truisme? pas forcément, on décline bien désormais les mêmes items pour des petits enfants de 6 ans qui entrent au CP et des jeunes adultes de 18 qui préparent leur bac...
Lorsqu’on devient enseignant, personne ne vous informe actuellement sur les grandes étapes du développement de l’enfant. Or, s’il est simple de prolonger le travail d’observation et de pratique au delà de 7 ou 9 ans, il n’est au contraire pas du tout évident de demander à des bébés de 3 ou 4 ans d’aller plus vite que la musique. Un petit qui rentre à l’école maternelle ne fonctionne pas comme un plus grand et ce n’est pas par hasard que l’âge de l’entrée dans la grande école et dans le monde de l’écrit se situe un peu partout dans le monde aux alentours de la perte des dents de lait, vers 6 ou 7 ans. S’il est parfois tentant de penser que l’immaturité des jeunes est le fait de leur absence de culture scolaire et qu’en appliquant plus tôt les méthodes qui fonctionnent avec les plus âgés on pourra « prendre de l’avance », force est de constater que ça n’est pas très efficace, parce que l’on ne peut pas faire abstraction de la façon dont le petit humain se construit.
Un enfant de moins de 7 ans, comment ça marche, donc ? Plus précisément, comment ça dessine ?
De grands noms (Kergomard, Montessori et Freinet pour ne citer que les trois plus connus en France actuellement) se sont penchés sur la question bien avant les apports récents des neurosciences et des psys modernes, qui ont le mérite actuellement de rappeler et de confirmer leurs observations.
L’objet de ce billet étant la pratique du dessin à la maternelle, je vais résumer très grossièrement les grandes étapes du développement des capacités graphiques chez les tout-petits.
milieu de petite section
- Avant 18 mois environ, le bébé a très peu conscience de laisser des traces. C’est le geste qui prime. Il s’entraine à manipuler les crayons comme les autres petits outils à sa portée.
- A mesure que son habileté manuelle se renforce, ses gestes se font plus sûrs. Les premiers gribouillis apparaissent sous forme de lignes tremblotantes puis de tourbillons.
- Vers 2 ans l’enfant est fier de montrer ce qu’il a produit. Avant 4 ans cependant on observe souvent des tourbillons, balayages ou points qui ne sont pas encore figuratifs mais auxquels l’enfant fait correspondre de façon apparemment arbitraire des membres de sa famille, des animaux et parfois même des histoires plus complexes. En général il affirme avoir représenté des figures auxquelles il est très attaché (famille, maison, animaux de compagnie, etc. )
- Progressivement le répertoire graphique se diversifie, on voit apparaître des tourbillons, « des gestes d’essuie-glace » (balayages) plus ou moins larges, des points, des ellipses qui se ferment de plus en plus… Vers 3 ans apparaissent les premiers « bonshommes » d’abord souvent sous forme de visages primitifs puis de « hérissons » (forme fermée ornée « d’antennes » vers l’extérieur). On arrive ensuite au fameux stade du « bonhomme têtard ». C’est à ce moment également que l’enfant va commencer à colorier les formes fermées qu’il dessine. Il parvient alors à une plus grande maîtrise du coloriage que lorsqu’on lui fournit essentiellement des supports extérieurs à remplir de couleurs.
- C’est fréquemment après l’apparition de ces premiers bonshommes que le petit enfant découvre qu’il peut représenter le monde et que les dessins figuratifs se font de plus en plus variés et personnels.
- Si l’enfant est bien accompagné, ses productions deviennent de plus en plus riches jusqu’à un moment de découragement « normal » généralement atteint vers 8 ans, lorsqu’il constate un décalage trop élevé à son goût entre ce qu’il veut représenter et ce qu’il est capable de faire… C’est une autre histoire, mais il s’agit toujours d’avoir connaissance de ces étapes pour ne pas risquer de bloquer durablement le développement naturel de l’enfant.
En fin d'année scolaire, les dictées à l'adulte qui accompagnent les dessins deviennent de plus en plus longues et complexes
Évidemment, tout le monde n’évolue pas de la même façon ni au même rythme. Ce que je viens d’exposer permet simplement d’avoir en tête les grandes lignes de la façon dont les capacités sensorielles, motrices et affectives se développent chez le petit humain pour passer du gribouillis initial du bébé au dessin abouti du grand prêt à entrer dans le monde de l’écrit. Ce sont des étapes qui se retrouvent chez la quasi totalité des enfants autour des mêmes âges.
L’évolution des dessins des enfants est certes un indicateur du développement de leurs capacités mais il est surtout l’occasion de les construire et de les renforcer. Il est indispensable que les petits exercent régulièrement leurs nouveaux talents, c’est ainsi que leurs yeux, leurs mains, leur cerveau deviendront plus habiles. Le dessin à la maternelle ne doit donc pas être vu comme évaluation mais comme formation continue. (Cela est valable à mon sens pour l’ensemble des activités proposées dans les classes enfantines.)
Comment accompagner le développement des capacités de l’enfant pour le dessin ?
Le travail des adultes avec les enfants de maternelle peut parfois sembler frustrant. On a l’impression de ne rien faire, de ne rien pouvoir leur faire faire de "beau" et la tentation est grande de faire à leur place, de vouloir trop les guider ou de leur imposer des étapes successives précises pour obtenir une production satisfaisante pour les parents et le personnel de l'école, en oubliant que l’important à cet âge est plus le cheminement que le résultat.
Les capacités à développer en milieu scolaire entre 3 et 5 ans à l’école maternelle, à mon avis, sont principalement l’éveil sensoriel, culturel et le renforcement de la dextérité manuelle.
- l’éveil sensoriel : il est favorisé dans les activités « d’arts visuels » à l’école chaque fois que les adultes encouragent les enfants à observer leurs productions, celles des camarades ou des œuvres d’art, ce qui rejoint le point suivant. C’est pourquoi Freinet insistait énormément sur l’importance des musées de classe, des publications dans les journaux de classe ou dans les revues comme l’art enfantin. Ses considérations sur les techniques de reprographie sont désormais obsolètes mais la démocratisation des scanners, appareils photos numériques et photocopieurs devrait nous permettre de faciliter l’observation par les enfants des travaux des autres à un âge où se construit en eux "la théorie de l'esprit". Pour les enfants très jeunes, il faut surtout verbaliser avec eux, sans forcément les forcer à parler eux-mêmes mais en valorisant leurs paroles, en insistant sur des observations de plus en plus fines et en employant un vocabulaire de plus en plus précis et riche.
- l’éveil culturel : Il est plutôt marginal dans les petites classes mais il est possible de choisir des œuvres appropriées du patrimoine pour les présenter aux élèves et servir de supports d’observation qui seront au moins aussi riches que des images d’albums jeunesse. L’important est de ne pas oublier l’âge des élèves et donc de ne pas prolonger les moments d’observation, de ne pas en faire des prétextes à des leçons indigestes et de laisser la parole aux élèves plutôt que de les encadrer trop (voir à ce sujet la conférence de G. Peroz sur la façon d'organiser les moments de paroles collectifs en maternelle ) Le nom de l’artiste et surtout la précision qu’il est peintre, sculpteur ou encore photographe, une petite anecdote à leur portée éventuellement… et ça suffit.
- la dextérité manuelle : En maternelle, on patouille. On gribouille, on barbouille, on malaxe la pâte à modeler et se faisant on muscle ses petits doigts et on apprend ainsi sans douleur et sans même s’en apercevoir à s’en servir. C’est pourquoi il faut le faire quotidiennement et librement. Un bricolage imposé une fois de temps en temps, c’est trop peu pour exercer sa motricité fine. De plus, 10 minutes de patouille libre surpasseront toujours toutes les fiches de graphisme imposées du monde, et ce à tout niveau. Le rôle de l'adulte accompagnant est alors principalement d'encourager, d'arrêter les gestes malencontreux (dangereux ou salissants) de reprendre la tenue du crayon ou des autres outils le cas échéant (en empêchant surtout que l'outil scripteur soit confondu avec un marteau ou une pioche chez les plus jeunes ! ) et d'écrire ce que l'enfant a voulu représenter.
dessin libre moyenne section
Pourquoi et comment le dessin libre permet-il de stimuler l’enfant plus efficacement que tous les autres dispositifs pédagogiques ?
La pédagogie de Maria Montessori (je veux parler de la vraie dame Italienne du début du XX ème siècle, pas du tout et parfois n’importe quoi que ça donne aujourd’hui) est très dirigiste. Il n’est pas question par exemple que les enfants se servent du matériel pédagogique à leur guise, il n’est destiné qu’à un seul usage. C’est pourquoi Célestin Freinet jugeait son cadre trop « formel », « étriqué », « faussement scientifique »… Pourtant, les deux pédagogues, ainsi que la plupart des autres grands éducateurs d'ailleurs, se rejoignent étrangement sur la nécessité de laisser les enfants des maisons des enfants ou des réserves d’enfants s’exprimer librement par le dessin, la peinture et le modelage. Maria Montessori raconte même avoir arrêté une enseignante sur le point de reprendre un élève qui avait utilisé du rouge pour représenter un arbre. Les exercices divers de raffinement des sens qu’elle proposait, associés à un entrainement adapté permettent à l’enfant de progresser sans nécessité de contrôle ou de guidage qui au contraire bloquerait l’enfant. C’est en se sentant encouragé dans ses tâtonnements que l’enfant progressera le mieux, le plus vite et risquera le moins de se sentir frustré, bloqué ou incapable de parvenir à son but.
Diriger chaque étape d’un travail au cours duquel l’enfant n’a presque aucune marge de manœuvre peut donner sur le moment l’impression d’être plus efficace parce que l’on aura immédiatement un résultat plus flatteur que le gribouillage agrémenté d’un « maman ! » que l’on obtiendra généralement pendant les premiers mois de PS. Cependant, à la fin de l’année scolaire, l’enfant qui aura gribouillé sans relâche produira spontanément des dessins plus riches et en parlera plus volontiers et plus aisément que celui qui aura des cartons à dessins remplis de travaux découpés et collés par l’ATSEM.
Moyenne section: le dessin d'observation, apparu spontanément,se fait de plus en plus précis.
Les enfants s'encouragent mutuellement en regardant les productions de leurs camarades.Ici le dessin d'observation s'enrichit avec des éléments imaginaires. (dessin libre, moyenne section)
Par conséquent, la patouille libre, ça peut sembler frustrant, ça peut donner l’impression que l’enseignant flemmarde, ça peut être moins tape à l’œil, mais sur le long terme, je ne crois pas qu’on ait trouvé plus efficace pour l’épanouissement global d’un enfant.
PS: J'assume le terme "bébé" employé parfois pour des enfants jusqu'à 4 ans, comme le faisait Pauline Kergomard lorsqu'elle voulait souligner l'inadéquation de certaines attitudes envers de très jeunes enfants. ("Eh ! mon Dieu, les directrices qui donnent la croix à des bébés de quatre ans !")
Tags : l’enfant, dessin, enfants, ans
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